Chapitre 19 — Le Siège des Cendres

Le premier éclair éventra le ciel avant même que le tonnerre ne résonne dans la vallée. Ce qui n’était qu’un sanctuaire paisible une heure auparavant vibrait à présent sous les rugissements d’une force déchaînée. La neige fondait par plaques, balayée par des bourrasques d’air chargé d’énergie crépitante, et la terre tremblait sous les pas de l’inéluctable.

Gabriel serrait contre sa poitrine le fragment de la Mémoire Totale. Son souffle était court, ses yeux rivés sur la déchirure incandescente qui s’ouvrait lentement dans le ciel. Derrière lui, le dernier dragon battait lentement des ailes, comme s’il chargeait l’air d’un avertissement silencieux. À ses côtés, Li-Mei tenait déjà ses lames, visage figé, le regard tendu. Un peu en retrait, Théo avait rabattu sa capuche tissée d’ombres. Il ne disait rien, mais ses yeux trahissaient une inquiétude profonde.

Un rayon rouge fendit l’air et s’abattit à une dizaine de mètres d’eux, pulvérisant une colonne de pierre antique. Puis un autre. Et encore un. Les soldats de l’Ordre des Hautes Cendres descendaient du ciel comme une pluie de feu, montés sur des bêtes mécaniques aux ailes de flammes. Des silhouettes encapuchonnées, cuirasses noires gravées de runes, visages dissimulés derrière des masques sans âme.

Ce n’étaient plus des espions ni des manipulateurs. C’était une armée.

— Nous n’avons plus le choix, dit Gabriel. C’est ici que tout se joue. Jusqu’au bout.

Le dragon leva la tête. Ses yeux d’ambre scrutaient les envahisseurs. Sa voix résonna dans leur esprit comme une onde traversant le temps :

"Alors que la mémoire revient au monde, les cendres s’élèvent pour le consumer. Préparez-vous. Leur maître approche."

La première vague frappa. Les soldats touchèrent terre dans un fracas de métal et d’énergie noire. Li-Mei bondit sur le côté, évitant de justesse une rafale ténébreuse, roula dans la neige, puis se releva dans un mouvement fluide pour trancher deux ennemis d’un seul élan. Leurs corps se dissipèrent en cendre avant même de heurter le sol.

Gabriel fonça, les fragments de la Mémoire Totale tourbillonnant autour de lui en une aura lumineuse. Il para un coup d’épée avec son avant-bras nu ; le fragment réagit, déclenchant une onde de choc qui projeta l’assaillant à plusieurs mètres. Chaque mouvement était guidé par les souvenirs anciens qui s’éveillaient en lui. Il n'était plus seulement un homme : il était porteur de siècles oubliés.

Théo se déplaçait tel une ombre parmi les ruines. Il frappait vite, disparaissait avant qu’on ne puisse riposter. Il n’était pas un soldat. Il était un orage silencieux.

Mais l’Ordre avait ses monstres.

Un portail se forma dans le ciel dans une explosion de lumière noire. En descendit une entité déformée, fusion de chair, de métal et de mémoire corrompue : un Jugement Incarné, autrefois grand prêtre de l’Ordre, à présent abomination vivante. Ses ailes d’obsidienne projetaient des éclats tranchants. Son masque versait des larmes de feu.

Le dragon rugit. Non de peur. Mais de défi.

Il s’élança vers la créature, toutes ailes déployées, traçant une trajectoire si rapide qu’il déchira l’air. Leur choc fendit les nuages. L’éclair d’or et d’ombre illumina la vallée. Le sol se fissura. Une pluie de lumière et de cendres tomba sur les ruines.

Gabriel, Li-Mei et Théo reculèrent vers le cœur du sanctuaire. Là se dressait le cercle final : un ancien autel gravé de glyphes sacrés. C’est ici que la Mémoire Totale affluait. Le point de convergence.

— S’ils prennent ce cercle, murmura Li-Mei, ils prennent tout.
— Alors ils ne le prendront pas, répondit Gabriel.

Mais le sol explosa derrière eux. Une onde d’ombre les projeta à terre. Gabriel, sonné, se releva lentement... et vit Théo. Debout. Au centre du cercle. Tenant un fragment dans la main. Il tremblait.

— Je suis désolé... murmura Théo. Mais je dois savoir. Je dois comprendre qui je suis vraiment.

Une silhouette surgit dans son dos. Une femme masquée, vêtue d’un manteau écarlate. La Grande Inquisitrice de l’Ordre. Son masque rouge sang reflétait les flammes du sanctuaire.

— Le fils de l’Ombre rentre chez lui, déclara-t-elle.

Gabriel hurla. Il voulut courir vers lui, mais une barrière d’énergie surgit, l’arrêtant net.

Théo cria. Une lumière mêlée de noirceur l’engloutit.

Puis, le monde explosa.

Quand Gabriel reprit conscience, le sanctuaire était en flammes. Li-Mei gisait inconsciente. Le dragon, blessé, était au sol. Et au centre du cercle... se tenait Théo. Ou ce qu’il était devenu.

Ses yeux n’étaient plus humains.

— Il n’est plus toi, dit le dragon dans l’esprit de Gabriel. Mais il n’est pas encore perdu.

Alors, malgré la douleur, malgré la trahison, Gabriel se releva. Il fit face à l’ennemi. Il plongea son regard dans celui de son frère d’armes devenu créature d’ombre.

Et il leva la Mémoire Totale.

— Alors viens, déclara-t-il. Viens découvrir qui nous sommes vraiment.

La bataille finale venait de commencer.