La période de l'oubli

Notre époque est celle de l'oubli de plus en plus marqué de la mémoire historique.

Ce n'est pas quelque chose d'entièrement nouveau sous le soleil : des masses d'humains, à travers les siècles et les époques du monde, ont vécu sans aucune notion historique, qui n'était peut-être pas déposée, sous une forme mythiquement déformée (et donc non historique), dans des récits transmis.

Mais aujourd'hui, la situation est tout autre, nouvelle et différente : la mémoire historique (élaborée de manière historiographique et donc, à certains égards, scientifique) est en principe accessible à tous. Pourtant, les masses ne connaissent généralement pas l'histoire. La mémoire historique est donc le plus souvent oubliée : en ce sens, elle est rejetée. Aucune tradition partagée transmise de manière autoritaire n'y remédie plus. La mémoire historique est donc une boussole absente.

Une boussole dont l'absence ne se fait même plus sentir. Une absence qui ne semble pas nourrir de nostalgie. En d'autres termes, l'oubli de la mémoire semble également avoir été oublié.
Nous sommes donc dans une époque où chaque passage, chaque événement est répétition-reboot (d'une année zéro), où la densité du temps est comprimée et écrasée, fragmentée et recomposée. Disponible tout au plus à toute déformation ou, au mieux, à toute narration (postmoderne) possible.

Cet oubli est évident par rapport aux vicissitudes de la politique. C'est un fait, me semble-t-il, que l'opinion publique oublie facilement les événements qui se sont produits et les troubles qu'elle a eus ne serait-ce qu'avant-hier : de vieilles situations (et de vieux visages) réapparaissent ainsi comme si elles étaient nouvelles. Alors on oublie vite les dangers qui viennent de passer et les nouvelles d'hier. Comme si de rien n'était, le feu de l'attention publique s'allume et s'éteint sans autre critère apparent que la nouveauté d'un fait ou l'importance déclarée d'une question par une puissance médiatique de masse. Les questions qui ont fait irruption dans l'agenda occupent la scène pendant quelques jours au maximum.

Cette situation est peut-être entièrement nouvelle. Dans d'autres contextes, en effet, bien que dépourvus de véritable mémoire historique, les mythes et les traditions transmettent au moins le souvenir d'une expérience acquise. Mais aujourd'hui, la transformation est vertigineusement rapide, radicale, à bien des égards décisifs, immense et profonde. Malgré cela, il est difficile de comprendre sa signification, et encore moins de suivre réellement son évolution. Aucune tradition ne peut donc plus remplacer la mémoire historique.

Ainsi, pour faire face à la profonde ignorance historique qui se répand de plus en plus, les commémorations d'anniversaires, les paquets narratifs préparés dans les programmes, qu'ils soient télévisés ou scolaires, tentent de contrer cet aplatissement du temps en un présent indéchiffrable.
Mais en plus d'être aussi des symptômes de l'oubli de la mémoire historique, parce que la commémoration n'est que la mémoire réactivée par fragments et pour un seul jour, ces tentatives sont trop souvent aussi oublieuses de la leçon de Nietzsche sur le possible préjudice, ainsi que l'utilité, de l'histoire pour la vie.

Si la mémoire historique, dans la mesure où elle est aujourd'hui oubliée, ne peut en fait apporter son utilité, la tentative de sa construction doit néanmoins être bien calibrée, dans la connaissance des dégâts qu'elle peut aussi apporter.

Nous sommes certainement très loin de la "maladie historique" diagnostiquée par Nietzsche pour l'hypertrophie historiographique de la culture de la fin du XIXe siècle. Mais, précisément en raison de l'absence de mémoire historique, les risques et les dommages éventuels que peut entraîner l'oubli sont également importants.


photo source: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/porte-en-bois-gris-avec-bouton-de-porte-en-metal-noir-4947133/



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